Meriem Bedjaoui – Les Mots sont la racine de la langue/La peine est la predilection de l’homme

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Meriem Bedjaoui

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« Si vous voulez gouverner les ignorants, couvre tes

intentions nuisibles et pernicieuses d’une enveloppe

religieuse. »

Ibn Khaldoun ( Prolégomènes, 1377)

Il n’est pas inutile de rappeler que les violences faites aux femmes,  thème de cette manifestation scientifique aujourd’hui, ne sont pas un fait nouveau. Dans toutes les situations de guerre, de conflits  ou de terrorisme, les femmes sont les premières victimes. Disons également que les violences sexuelles perpétrées contre la gent féminine ne sont pas propres à l’Algérie, même si elles représentent dans une société arabo-musulmanne telle que la nôtre un fait éminemment séculaire

En effet, l’histoire retiendra une série de drames humains dont le corps des femmes a été pris en otage et ce, en raison de leur vulnérabilité, par des exactions, des mutilations ou des viols essentiellement tels que ceux des algériennes  par la soldatesque française durant la guerre de libération, ceux du Libéria, du Rwanda, du Congo, de la Bosnie ou plus actuels encore ceux perpétrés en Syrie.

La littérature algérienne d’expression française, qu’elle ait été l’œuvre d’écrivains ou d’écrivaines, s’est toujours penché sur la condition des femmes en Algérie, cibles, victimes ou tout simplement butin de guerre et de phallocratie exacerbée par des traditions iniques et une interprétation de la religion aux antipodes de son exégèse (tafsir du Coran dont certaines écoles musulmanes le considèrent sans fondement car truffé d’exagération et de récits non authentiques). Cet aspect altéré des principes de l’islam explique la citation citée supra puisqu’il constituera l’ultime justification des bourreaux/violeurs et de leurs méfaits en terre d’Islam, aujourd’hui.  Le terrorisme aveugle qui a endeuillé l’Algérie pendant plus d’une décennie (1990-2002) a donné lieu à une profusion de récits de fiction, d’ouvrages politiques et d’écrits journalistiques. L’horreur et la barbarie qui ont sévi durant cette période n’ont laissé personne indifférent, d’autant que des écrivains consacrés ont payé de leur vie la dénonciation de la folie meurtrière : Tahar Djaout , Said Mekbel , pour ne citer que ces derniers. Les autres, comme Rachid Boudjedra, l’un des plus virulents opposants aux islamistes intégristes a du fuir le pays pour poursuivre une oeuvre de dénonciation ou comme Yasmina Khadra dont l’œuvre prolixe a largement rendu compte des contradictions qui secouent le monde musulman ainsi que les paradoxes de la société algérienne.

Notre intervention s’appuiera, dans l’optique des violences morales, psychiques et physiques infligées aux femmes et les silences qui les accompagnent, sur les écrits de Maissa Bey (de son vrai nom Samia Benameur)  et ceux d’Assia Djebbar(Fatma-Zohra Imalayene).  Notre choix s’est porté sur deux romancières, l’une connue et reconnue, l’autre s’étant frayé un chemin dans le monde littéraire, en réaction aux drames qui ont et qui continuent à secouer son pays. Deux écrivaines qui ont contourné les menaces d’une société rétrograde, sexiste et souvent misogyne, par l’utilisation de pseudonymes. La tragédie des « années rouges » telles que qualifiées par la romancière Leila Aslaoui, a fait l’objet d’un recueil de nouvelles intitulé : Sous le jasmin, la nuit (2006) de Maissa Bey, le second : Oran, langue morte(2001) d’Assia Djebbar. Deux recueils que les romancières ont totalement consacrés aux femmes ou plus exactement aux voix et à la parole étouffées de ces dernières.

Il est, cependant, nécessaire, avant d’entamer notre communication, de faire un bref flash-back sur les conditions socio-historiques qui ont présidé à ce déchainement de violence sur les femmes.

Dans sa thèse de doctorat intitulé L’écriture d’Assia Djebar : une traduction de la parole féminine (2012) F.Z Ferchouli dresse un récapitulatif peu élogieux du statut de la femme algérienne et des textes scélérats qui la confinent au rôle de sujet mineure, à la merci d’un «  mâle » tuteur, tentation d’autant plus grande que la gent masculine, comme l’explique L Pruvost (2002) peut trouver dans « les interprétations patriarcales des versets normatifs du Coran et dans la Chariâ »   toutes les justifications à un comportement délétère. Et à titre d’exemple, citons l’ignominie qui se déroule à la face du monde, aujourd’hui : le « nikah » des djihadistes tunisiennes.

A ces arguments fallacieux qu’on prête à l’Islam, est venu se greffer un code de la famille (loi n°84-11 du 09 juin 1984) auquel les algériennes ont attribué le qualifiant de code de l’infamie. Il s’agit d’une loi qui constitue une véritable régression et de surcroît en totale contradiction avec la constitution algérienne (aussi bien celle de 64 que celle de 96).

Ainsi, contre ce qui parait, encore une fois, comme une injustice infligée aux femmes, des voix se sont élevés, celles d’intellectuels, de journalistes et d’écrivains pour rendre compte de l’horreur contemporaine et des oubliées de « la sale guerre » de 1992.

Si Maissa Bey a consacré toute son œuvre aux femmes de son pays, murées dans un silence que la société leur impose, c’est par le recueil Sous le jasmin, la nuit et notamment la nouvelle Nuit et silence, qu’elle exprime par le langage une réalité indicible et tente de trouver les mots pour le dire et surtout pour décrire les ravages des viols commis par ceux qu’on désigne par terroristes ou islamistes intégristes. L’auteure s’engage dans les dédales du verbe afin de qualifier l’inqualifiable, de nommer l’innommable  « Ils dansent autour de moi une ronde infernale, tous ces noms que mon dictionnaire qualifie de communs : carnage, massacre, tuerie, boucherie, auxquels comme pour creuser encore plus profond dans nos plaies, viennent s’accoler les adjectifs ; effroyable, terrible, horrible, insoutenable, inhumain, et bien d’autres…..Il ne suffit pas d’effacer les mots pour faire disparaître ce qui est. » p 56 ; récit qui décrit l’enfer d’une jeune adolescente de quinze ans, enlevée puis violée par un groupe armé. Paroxysme de cette tragédie et comble du déshonneur, la jeune fille tombe enceinte : « Je ne veux pas de cet être qui bouge en moi. Je ne pourrai pas donner le jour à un être qui pourrait leur ressembler…….à le laisser grandir pour haïr, tuer ou se faire tuer. » p 108-109

Bien que violentée dans sa chair, l’héroïne résiste. Elle affronte le fanatisme religieux et les dégâts qu’il occasionne avec courage et témérité. A travers ce récit-témoignage poignant, l’auteure décrit avec minutie (à la Balzac) l’événement en apportant des précisions, parfois cyniques sur la barbarie qui endeuille l’Algérie et fait de la femme l’éternelle responsable de tous les maux. Victime et muselée, Maissa Bey brise les silences (terme récurrent dans tous ses écrits) en créant des lieux et des espaces d’expression à la parole féminine : « La nuit et le silence pèsent sur mes paupières et sur mon front douloureux. Je ne peux même pas bouger. Pourtant ce soir je n’ai pas peur, je n’ai pas faim, je n’ai pas froid. Je voudrais simplement dormir mais je n’y arrive pas. Trop de nuit, trop de silence. » p 101

A travers les multiples voix de femmes, l’écrivaine s’implique et consacre son engagement dans une littérature «  d’urgence » qu’elle veut dénonciatrice des fléaux qui freine l’émancipation de la femme, comme elle le souligne dans l’affirmation suivante : « Et puis il a fallu qu’un jour, je ressente l’urgence de dire, de porter la parole, comme on pourrait porter le flambeau. » flambeau de la liberté confisquée aux femmes de son pays depuis si logtemps.

Nous avons tenu également à rappeler le roman d’Assia Djebar Oran, langue morte, car tout comme celui de Maissa Bey, il regroupe des nouvelles dont le thème central est consacré à la violence du fanatisme religieux qui a ensanglanté et scarifié la société algérienne les années 90. La violence de la barbarie dont les femmes ont été les premières victimes est omniprésente dans les sept textes. L’académicienne s’attache à évoquer les drames vécus, dans une Algérie moribonde culturellement, à travers les voix de femmes humiliées, déshonorées, battues, violées ou répudiées. Dans la nouvelle La femme en morceaux, au titre révélateur, la femme est aux prises avec la mort générée par un intégrisme « vampiriste »et à son idéologie dévastatrice. Assia Djebar est connue pour avoir été la première romancière algérienne à axer ses écrits sur ce souci de faire restituer la voix des femmes par l’entremise de ses personnages féminins, Loin de Médine, L’amour, la fantasia, Ces voix qui m’assiègent ou encore Oran, langue morte, la condition de la femme, depuis le silence ancestrale à la déferlante terroriste, est l’élément déclencheur de la narration :  « …car où trouver les mots adéquats pour dire ces deuils qui n’ont pas pu se faire, ces émotions qui s’inscrivent en interstices du quotidien ? Où trouver les mots quand violence et histoire laissent les êtres sans voix, emprisonnés dans leur silence ? »p 43

Un fait nouveau est à signaler cependant ; après plusieurs années de tergiversation, l’Etat vient d’adopter une loi qui reconnaît aux victimes de viols durant la tragédie nationale, les souffrances qu’elles ont endurées en leur accordant une indemnisation qui varient entre 16 000 et 35 OOO  da. Un décret (n° 14-26 du 02/02/2014) qui a attendu plus d’une décennie pour voir le jour, contrairement à la concorde civile qui a permis à des milliers de bourreaux de côtoyer leurs victimes.

Bibliographie sommaire 

Batalha,MC (2012) : Mémoire individuelle et mémoire collective dans la fiction de Maissa Bey. Etudes romanes N° 33.

Belarouci L., Ferhat S. (2001) : Les femmes victimes de violences sexuelles en Algérie : autopsie d’un traumatisme, Magazine de l’action humanitaire et du droit international humanitaire.

Belloula N   (2008) : Visa pour la haine. Alger, Editions Alpha.

Benchikh F (1998) : La symbolique de l’acte criminel : approche psychanalytique. Paris, l’Harmattan.

Bessoles Ph (1997) : Le meurtre au féminin : clinique du viol. Collection Témoignage/transmission, Threetete.

Bonn C, Boualit F, (1999) : Paysages littéraires algériens des années 90 : Témoigner d’une tragédie ? Paris, l’Harmattan

Boudaréne M (2001) : Violence terroriste en Algérie et traumatisme psychique. Stress et trauma 1.

Djebar A. (2001) : Oran, langue morte. Paris, Actes Sud.

Ferchouli F Zohra (2012) : Statut de la femme algérienne : entre le code de la famille, la Charte d’Alger de 1964 et la constitution de 1996.

Gruber M (2001) : Assia Djebar ou la résistance de l’écriture. Paris, Maisonneuve et Larose.

Gruber M (2005) : Assia Djebar, Nomade entre les murs. Paris, Maisonneuve et la rose.

Guenivet K (2001) : Violences sexuelles : la nouvelle arme de guerre. Paris, Michalon.

Hammadi N (2012) : Femmes violées par les terroristes. La non-reconnaissance amplifie la tragédie. Le Quotidien Liberté.

Hubie S (2003): Littérature intimes : les expressions du moi, de l’autobiographie à l’autofiction. Paris, A. Colin

Maissa Bey

– (1998) : Nouvelles d’Algérie. Paris, Grasset.

– (2008) : Entendez-vous dans la montagne. Paris, Ed de l’Aube.

– (2005) : Surtout, ne te retourne pas.  Alger/Paris,Ed Barzakh/Aube.

– (2006) : Sous le jasmin la nuit. L’aube : La tour d’aigues.

– (2008) : Pierre sang papier ou cendre. L’aube : La tour d’aigues.

Mohammedi Tabti B (2007) : Maissa Bey, L’Ecriture des silences. Blida, Editions du Tell.

Mokhtari R (2002) : La graphie de l’horreur. SL, Chihab.

Nahoum-Grappe V (1997) : Guerre et différence des sexes : les viols systématiques (ex-Yougoslavie 1991-1995), in C. Dauphin et A Farge (dir.), De la violence et des femmes. Paris, Albin Michel.

Pruvost L (2002) :  Femmes d’Algérie. Société, famille et citoyenneté. Alger, Casbah Editions.

Samrakandi, H (2009) : Littératures féminines francophones N° 60, Presse Universitaire du Mirail.

Stienne A  (2011) :  Viols en temps de guerre, le silence et l’impunité. Le Monde diplomatique.

 

 

 

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